Les Kulluks de Nimri Hier et Aujourd’hui

Dr.Kenan Öztürk

Le village de Nimri, rattaché administrativement à la ville de Keban, dans la région d’Elaziğ à l’Est de la Turquie, est situé dans un vaste espace montagneux entouré par l’Euphrate. Il est bâti au pied du mont Ağbaba.

Par le passé, les villageois vivaient de l’élevage de moutons et de chèvres. Les kulluks étaient des monuments simples de pierres plates disposées les unes sur les autres, en forme de cylindre, un peu plus haut que la taille d’un humain et faisaient partie du décor naturel des montagnes. Au sommet, était fixé un bâton sur lequel reposait le squelette de la tête d’un bovin. Les pierres qui formaient le kulluk se maintenaient en s’appuyant les unes sur les autres comme si celui-ci symbolisait l’équilibre qui existe dans la nature. Les kulluks indiquaient le chemin au voyageur dans les montagnes s’étirant à perte de vue. Ils lui rappelaient qu’il n’était pas seul.

Un kulluk à Nimri (1970) photo. Cemil Öztürk

Les villageois, à certaines saisons, conduisaient leurs troupeaux dans les pâturages situés sur les bords de l’Euphrate. Pour les y conduire, ils traversaient cette région montagneuse sur environ 10 kilomètres. Mevlude Oğuz, qui a vécu de longues années à Bük, l’un de ces pâturages, nous a parlé ainsi des kulluks : « Rien que sur le sentier entre le village de Nimri et Bük, il y avait beaucoup de kulluks. En allant à Bük, il y en avait à Sallıdere,  Göç Konacak Düz, Kuşkaya, Demirtaş Komu, Çevlik, Gamıççağın Boynu et Kırıkpeği. Il y en avait aussi ailleurs, à Cıngırca, Çoban Mustonun Ağılı, Çalıklığın Parmak, Yıkılgan, Enecek, Şehin Mağarası ». Elle continue : « En ces temps là, l’hiver était très rude et les gens pouvaient se perdre dans les montagnes à cause de la neige. Les kulluks montraient le chemin mais parfois, la neige les couvrait aussi. Ils donnaient du courage aux voyageurs. Grâce à eux, l’être humain ne se sentait pas seul. Sur les kulluks en pierre, on mettait le squelette de la tête d’un bovin. » (1)

Avec l’importante migration des villageois vers les grandes villes, dans les années 1970, le mode de vie hérité du passé a été oublié ainsi que les kulluks qui en faisaient partie, ils se sont donc détruits avec le temps. .

50 ans après, cette tradition perdue renait avec «Le Projet Artistique des Kulluks de Nimri » né sous la direction du Centre Karagöz situé à Ayvalık.

Le premier kulluk fait à Nimri 50 ans après à Nimri : “İşmar” 2016

En liaison avec ce projet, nous avons souhaité faire des recherches sur le passé de cette tradition et en faire ressurgir les connaissances perdues. Pourquoi les paysans construisaient ces monumentsdans la montagne ? Quelle culture se cachait derrière ? Sur quoi reposait cette tradition dont l’histoire passée a été oubliée mais qui a perduré jusqu’à des temps rapprochés ? On n’a pas eu de réponses satisfaisantes de la part des anciens du village. Nous avons entrepris des recherches à travers du projet pour savoir comment transmettre cet héritage culturel à la nouvelle génération qui n‘a ni vu ni entendu parler des kulluks.

Deux kulluks à Agbaba d’après les croquis de Cemal et Meral Erez, août 2018

Bien que l’on trouve des kulluks dans différentes régions du monde dont la mythologie a été oubliée, nos recherches nous ont conduits en Sibérie où vivent les peuples turcs et dans les régions de Mongolie où subsiste encore la tradition chamanique. Nous avons constaté que cette culture est perpétuée dans les républiques autonomes d’Altaï, de Tuva, de Khakassie, de Bouriatie. Nous avons commencé à chercher dans ces contrées les informations perdues et l’histoire qui se cache derrière les kulluks de Nimri, village turkmène. Nous avons d’abord constaté que ces monumentsportent un nom différent selon l’endroit où ils se trouvent dans le monde. En république d’Altaï, on les appelle « ule », en Yakoutie, « taas kihite », au nord du Canada à Nanavut, « inuksuk », chez le peuple İnca du Chili, « saywas », en Europe, « cairn », à Nimri, « kulluk ». Mais « obo » ou bien « ovo » est le terme le plus utilisé dans la littérature mondiale.

Les informations recueillies lors de nos recherches dans la république d’Altaï nous fournissent des éclairages sur l’héritage culturel des kulluks des montagnes de Nimri. L’Institut Science et Recherche de S.S. Surazakov Altaistika, Nadejda Tidikova, turcologue, nous a fourni des idées précieuses et propres aux kulluks d’Altaï qui peuvent nous indiquer des pistes sur ceux de Nimri. Dans le document qu’elle nous a envoyé, réalisé par Ekeeva Emma Vasilieva et Belekova Emilia Alekseevna, intitulé « Les particularités cultuelles dans la philosophie traditionnelle d’Altaï », nous trouvons les données ci-dessous qui éclairent le sujet. (2)

On rencontre deux types de kulluks en Altaî et dans les pays environnants. Le premier, comme au village de Nimri, sont des constructions de taille humaine de forme cônique ou cylindrique formées de pierres plates disposées l’une sur l‘autre. Le deuxième est un tas de pierres au sol avec au dessus des tiges en bois en forme de pyramide. Ce dernier est le plus répandu en Mongolie, à Tuva, alors qu’en Altaï on trouve surtout des kulluks en pierres plates.

Kulluks en République d’Altaï

Dans les Altaï existe une croyance selon laquelle chaque montagne , chaque col en montagne, chaque forêt, chaque rivière, chaque lac, chaque source thermale ont un esprit. Les deux types de kulluks évoqués ci-dessus, sont construits au sommet des montagnes, dans les cols, au bord des rivières et près des sources thermales, tous des endroits sacrés. Les kulluks sur lesquels reposent des tiges de bois où l’on accroche des rubans, des poils de crinière de cheval, sont, de manière générale, édifiés au sommet des montagnes. Les tiges sont issues de genévrier, de sapin noir et de ronces. Les kulluks ressemblent à une montagne en miniature. Quant aux kulluks faits de pierres plates, ils peuvent symboliser le tronc de l’arbre sacré qui rattache le sol au ciel.

Ils sont construits au sommet des montagnes et sur leur versant, dans un endroit exposé au soleil, soit à l’Est, soit au Sud. Les personnes qui passent à côté les considèrent comme sacrés, elles y ajoutent des pierres, elles prient et font des vœux. De la même façon, quand il s’agit des kulluks surmontés de tiges, elles y attachent des rubans nommés « d’alama-kiyra ». Les hommes montrent leur respect et font un voeu en attachant un ruban blanc issu de la religion ak’din, ce qui est une croyance d’Altaï, ils font la même chose avec un ruban jaune en hommage à la terre, et un ruban bleu en hommage au dieu ciel (gök tengri). Grâce à cela, le nombre de pierres et de rubans que l’on met sur les kulluks augmente avec le temps. Ainsi, les monuments ne disparaissent pas, leur existence est perpétuée.

Obo en République de Tuva, photo, Marc Podrabinek

On peut voir aussi encore aujourd’hui à Nimri, plus précisément à Agbaba, Dalardıç et Abasdede, quelques restes de tas de pierres rappelant la base des kulluks surmontés de tiges en bois comme dans les Altaï et en Mongolie. Agbaba est encore aujourd’hui un lieu de rituels. ce n’est plus le cas pour Dalardıç et Abasdede mais on peut y voir à côté du reste de ces kulluks, un genévrier séché lequel servait probablement à fournir les tiges sur lesquelles on attachait des rubans.

Pour ce qui est d’Ağbaba, où les rituels ont toujours lieu, on y trouve au sommet trois chênes sacrés. Bien qu’on y trouve encore le reste d’un tas de pierre, à l’exception de quelques anciens, personne ne s’en souvient et il est en train de disparaître.

Depuis le village, on monte à pied au sommet d’Agbaba par les deux flancs de la montagne. Lors de l’entrevue que nous avons eue avec l’un des anciens du village, Ziya Ertürk, celui-ci nous a déclaré que lorsque l’on monte à Ağbaba depuis le quartier Gögel Uşağı, le plus haut du village, avant d’arriver au sommet, on trouve un tas de pierres. Les gens y laissaient des pierres en passant. Ziya Ertürk disait « J’ai 3 enfants. Quand je passais à côté de ce tas, je mettais 3 pierres pour leur porter chance. » (3)

Pourquoi, dans les Altaï, on construisait ces kulluks au sommet des montagnes, au bord des rivières ou à côté des sources thermales ?

Nous trouvons la réponse à cette question dans les recherches de madame Roberte Hamayon, anthropologue et spécialiste de la Mongolie et des peuples sibériens. Les informations qu’elle apporte dans ses travaux nous aident à comprendre l’arrière-plan des kulluks. En résumé, d’après elle, dans les croyances chamaniques des peuples de Sibérie, chaque être, dans la nature, possède un esprit. En fonction de la chaine alimentaire, chaque être se nourrit de la force de vie de l’autre. La disparition de l’un fait vivre l’autre, qui à son tour, se fond dans la nature et donne la force à un autre être. Dans ce cycle, le corps meurt mais l’esprit demeure. Il va devenir l’esprit d’une personne de la même lignée et continue à vivre. La montagne, la forêt ainsi que la rivière ont un esprit. Les montagnes, les forêts, les rivières, constituent un ensemble avec les êtres vivants qu’ils renferment. Ils vivent en cohérence et en équilibre. L’humain en fait partie. Il a peur de l’esprit du maître de la forêt, de la rivière, de la montagne. Il le respecte et lui demande de répondre à ses besoins. Pour chasser dans une montagne, dans une forêt, dans une rivière, pour passer par le col étroit de la montagne, pour ne pas rencontrer de dangers, il doit demander l’autorisation de l’esprit du maître du lieu faute de quoi, l’esprit peut se venger et provoquer une catastrophe. En contre partie, l’homme doit faire une offrande à l’esprit du lieu. Les hommes organisent alors une cérémonie afin de passer un accord avec les esprits sous la direction du chaman .(4)

En réponse à nos questions, Madame Hamayon a insisté sur le fait que les gens mettaient des pierres sur les obos cherchaient surtout à avoir de bonnes relations avec l’esprit des lieux pour que l’homme prenne quelque chose du plateau, du lac, de la rivière et de la montagne. Mais il ne faut pas généraliser ceci. Cela peut varier dans des géographies différentes. Elle pense qu’il y a deux raisons à celà. La première est une raison pratique, c’est pour situer le lieu. La deuxième est spirituelle, c’est pour entrer en relation avec l’esprit. Ceci aussi peut varier fortement selon différentes géographies.  (5)

Obo en Mongolie

Sur la base des idées de Madame Hamayon, revenons à l’analyse des kulluks des Altaï. Ainsi que nous l’avons dit ci-dessus, les kulluks sont construits en été et en automne au bord des lacs pour les esprits des maîtres de ces lieux. Par ailleurs, on croit qu’un esprit vient s’installer dans le kulluk. Dans les cérémonies faites pour le kulluk, afin d’honorer les esprits et pour les satisfaire, on arrose la construction avec du lait, du thé, de la vodka, de la farine de seigle. On fait de la fumigation avec des morceaux de genièvre et de tabac.

On laisse sur le kulluk des aliments comme du fromage, des pommes sur lesquels sont gravées des formes d’animaux. La nourriture apportée dans des sacs comme offrandes est bénie par les gens disposés en ronde qui se passent les sacs de main en main. Les rubans et ces aliments qu’on laisse au maître, à l’esprit sont des cadeaux et des offrandes. Si le kulluk a été érigé au bord d’une rivière ou d’un lac sacré, on jette des pièces de monnaie dans l’eau pour leur esprit.

Selon l’état de nos connaissances à ce jour, je pense que l’on peut établir les résultats suivants sur le sujet. Dans les Altaï et en Sibérie, pour que les troupeaux qui se nourrissent dans les montagnes ne subissent pas de préjudices, pour qu’ils puissent passer par les cols dangereux et les versants escarpés en sécurité, pour arriver jusqu’au gibier sans problème, il faut établir une entente avec les maîtres des lieux, c’est-à-dire leur esprit, sinon on peut tomber sous leur malédiction. Les monuments érigés et les rituels sont nécessaires à cette entente.

C’est là que se trouve l’explication des fondements spirituels et culturels qui se cachent derrière ces constructions nées dans les taïgas sibériennes et qui sont arrivées jusqu’à notre village de Nimri.

Cette tradition qui est arrivée en Anatolie probablement avec les vagues de migrations liées à des circonstances socio-économiques, a survécu pendant des siècles et jusqu’à nos jours à Nimri.

C’est grâce à leur position dans les montagnes que les kulluks ont eu pour fonction aussi d’indiquer un lieu et de donner une orientation. Mais la véritable raison pour laquelle ils ont été créés réside dans la recherche d’une entente avec la nature. De nos jours, même si cette fonction a disparu, les hommes, comme en Sibérie et dans les Altaï, ont construit des kulluks à Nimri en offrande aux maîtres des lieux qu’ils considèrent comme étant sacrés dans le but de les satisfaire afin d’obtenir ensuite la réalisation de leurs demandes.

Montagne d’ Ağbaba et entrée à Nimri

Les informations issues des peuples de Sibérie et des Altaï fournissent des indices qui éclairent les zones d’ombre sur le passé des kulluks de Nimri. Elles servent de base pour nos recherches à venir.

Nous conclurons en parlant de la montagne d’Ağbaba où se déroulent les rituels de Nimri et de sa situation actuelle. Ağbaba est le seul endroit où se retrouvent les gens des environs de Nimri pour les rituels sacrés qui doivent se situer au sommet d’une montagne. Là se trouvent les trois chênes considérés comme sacrés à une altitude de 1450 m. Les gens des villages turkmènes avoisinants, Bayındır, Denizli, Yahyalı, organisent tous les ans une cérémonie de sacrifices à Ağbaba.

Autrefois, les gens qui participaient à la cérémonie, dès leur arrivée, embrassaient les chênes sacrés 3 fois, priaient et amenaient à la bouche une pincée de terre rouge appelée « cüvher » et prélevée à la racine de l’arbre.

En plus, on mettait cette terre dans un morceau de tissu que l’on apportait à la maison, dans un endroit précieux pour qu’elle protège la famille et qu’elle apporte aisance. Ils déposaient aussi quelques glands dans le même but.

On observe que cette attitude chamanique est en train de disparaître car désormais, peu nombreux sont ceux qui se livrent à ce rituel.

Mais on ne coupe ni ne casse les branches de ces chênes sacrés. Il y a peu de temps encore, on accrochait aux branches des chênes sacrés des rubans de couleurs diverses et on faisait des vœux. Cette tradition a complètement disparu de nos jours. On ne peut plus voir ces rubans colorés accrochés aux chênes en l’honneur de l’esprit d’Agbaba ainsi que pour voir la réalisation d’un vœu.

Autrefois, quand il y avait une sécheresse, on montait au sommet d’Agbaba, on se mettait en cercle et on priait son esprit pour qu’il apporte la pluie. Ce rituel a disparu depuis longtemps

Pour ce qui est des kulluks, témoins de traditions millénaires, que l’on construisait en offrande aux esprits des montagnes de Nimri, ils ont retrouvé vie dans le cadre du projet artistique des kulluks de Nimri, juste au moment où ils allaient disparaître.

En rejoignant ce projet, les amoureux de l’art on commencé à mettre pierre sur pierre dans un village d’Anatolie.

Ce projet qui a réussi à prendre forme avec la construction de 4 kulluks et d’une sculpture à Nimri se donne comme objectifs :

  • Poursuivre les recherches sur les kulluks
  • Aménager les espaces où se trouvent la statue « sehma », le kulluk de Thrace et les kulluks d’Agbaba
  • Restaurer le tas de pierres à Agbaba en ajoutant les tiges de bois afin de pouvoir y accrocher des rubans selon la tradition.
  • Redresser les kulluks qui existaient dans la montagne de Nimri

15 Avril 2020

  1. Entretien. İstanbul. Avril 2018.
  2. Ekeeva Emma Vasilieva et Emilia Alekseevna,  “ Les particularités cultuelles dans la philosophie traditionelle d’Altaï”, République d’AltaÏ, Ministère de l’Education et Science, Institut de Recherche de Science de S.Surazkov (Gorko-Altayskie – 2018) // Remerciements à Nadejda Tidikova qui nous a fourni ce document ,à Elchin Jabrayilzade qui nous a traduit le document du Russe en Turc, à Aya Bapaeva qui nous a aidé pour établir les contacts avec l’AltaÏ.
  3. Entretien , Ziya Ertürk, 15 avril 2020,
  4. Roberte Hamayon, Conférence au Musée de Quai Branly Jacques Chirac – Paris, 11-12 Mars 2017. “L’Ethnologie va vous surprendre 
  5. Roberte Hamayon correspondances, mars 2020. Paris. Remerciements pour ses explications sur les obos

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